Note verte, odeur d’herbe coupée, amertume ou astringence : les protéines végétales ont des spécificités qui peuvent réduire le plaisir gustatif et freiner leur utilisation. La recherche contemporaine travaille à identifier tous les mécanismes qui sous-tendent la perception sensorielle de ces aliments pour développer des stratégies de compensation.
A Dijon, un pôle de recherche sur le goût, unique en Europe
Avec près de 200 chercheurs, ingénieurs et techniciens, le Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation (CSGA) est unique en Europe. Créé en 2010 et placé sous la quadruple tutelle de l’INRAE, du CNRS, de l’Université de Bourgogne et d’AgroSup Dijon, il est l’un des principaux espaces internationaux de recherche sur le goût au sens large. Les sensations provoquées par l’introduction de nourriture en bouche, en fait, sont de trois ordre : le « goût » stricto sensu, c’est-à-dire la saveur de l’aliment (sucré, salé, acide, amer ou… « umami », comme on appelle le goût du L-glutamate) ; la perception trigéminale qui permet de ressentir un effet « tactile » des aliments comme le piquant de la moutarde, le pétillant de l’eau gazeuse, la fraîcheur de la menthe, l’astringence d’un vin riche en tannins ou le brûlant du piment ; et l’odorat qui permet de sentir les arômes volatiles libérés par l’aliment lors de sa mastication. Et c’est cet odorat qui représente en réalité les trois quarts de la perception sensorielle des aliments en bouche, ce qui explique pourquoi on n’a plus de « goût » quand on est enrhumé… et pourquoi les enfants se bouchent le nez pour avaler une soupe qu’ils n’aiment pas. C’est tout cet ensemble, appelé « flaveur », qui mobilise l’attention des chercheurs du CSGA.
Les problématiques de goût des protéines végétales
Au sein du CSGA, Loïc Briand, responsable de l’équipe « Goût et olfaction : de la molécule au comportement », s’est intéressé de plus près aux protéines végétales. Malgré leurs atouts incontestables en termes nutritionnels, agronomiques et écologiques, celles-ci sont pénalisées par certaines caractéristiques sensorielles, dans chacune des trois composantes de la flaveur.
Pour l’odorat, les protéines végétales se remarquent par une « note verte », un « goût végétal », arrière-goût désagréable perçu par les capteurs olfactifs, qui correspond à une odeur d’herbe coupée. Elle est particulièrement forte pour les protéines de pois, et toujours perçue négativement par le consommateur.
Pour le goût, les protéines végétales ont une note d’amertume plus ou moins prononcée. Le problème est que notre système gustatif y est extrêmement sensible : « nous avons 25 capteurs différents pour l’amertume, contre un seul pour le sucre » explique Loïc Briand. « Nous pouvons détecter des niveaux infimes d’amertume, et cela nous alerte sur une potentielle intoxication : l’évolution nous a entraîné à détecter et ne pas aimer l’amer, car les végétaux toxiques sont souvent amers. D’ailleurs, on remarque que plus un animal est herbivore, plus il possède de capteurs à l’amertume, jusqu’à 35 pour les rongeurs. Inversement, les plantes se sont « armées » de molécules amères pour se prémunir contre les herbivores, les insectes et les pathogènes. » Pour autant les molécules amères ne sont pas forcément toxiques. Beaucoup ont des propriétés intéressantes, anti-oxydantes ou digestives.
Enfin, les protéines végétales sont dotées de composés astringents qui se lient à des protéines présentes dans notre bouche pour précipiter la salive, ce qui nous fait percevoir l’aliment comme âpre ou râpeux. L’astringence peut être appréciée, à dose infime, dans un vin qui sera jugé plus riche et complexe. Mais elle est le plus souvent perçue négativement : dans le cas par exemple d’une banane pas assez mure.
Des tests pour identifier ces composés… et les masquer
L’équipe de Loïc Briand étudie les récepteurs du goût en mettant en place des tests cellulaires, en culture in vitro. « C’est très complémentaire de l’analyse sensorielle, qui nécessite de convoquer des personnes, de prendre en comptes la variabilité interindividuelle et l’influence de l’intellect » explique-t-il. « Avec les tests cellulaires qui mesurent directement l’activation des récepteurs du goût, on va beaucoup plus vite. On peut aussi utiliser des méthodes chromatographiques avec des solvants pour isoler et identifier les composés amers. On n’aurait pas pu donner à des jurys les composés amers purifiés que cette façon. ».
Cette méthode permet aussi de développer des procédés de masquage du goût. Le récepteur qui détecte la molécule amère peut ainsi être bloqué par un autre composant qui prend sa place : c’est la technique des inhibiteurs, utilisée à grande échelle en pharmacologie, pour la moitié des médicaments actuellement sur le marché. En pharmacologie, les robots permettent de cribler des dizaines de milliers de composés pour trouver la molécule intéressante qui inhibera le récepteur.
Ces tests permettent également d’identifier les bonnes techniques de protéolyse. Pour améliorer les caractéristiques des protéines végétales, leur solubilité par exemple, on peut les protéolyser, c’est-à-dire les couper en morceaux, par fermentation ou grâce à des enzymes. C’est une technique de valorisation classique des protéines végétales. Mais il peut en résulter de nouvelles saveurs, ce qui peut être un problème (pour les peptides connus pour être amères) ou un atout (pour le L-glutamate qui donne à l’aliment une note « umami » qui peut être appréciée).
Un goût qui s’éduque
Au-delà de ces procédés de masquage, le goût peut s’éduquer : l’adolescent qui s’habitue à boire du café va progressivement mieux apprécier son amertume. Loïc Briand souligne que les attentes et les perceptions des consommateurs quant aux protéines végétales pourraient aussi évoluer : « c’est ce que l’on a remarqué pour le sucre : il y a quelques années, l’OMS a recommandé de réduire la quantité de sucre dans les yaourts, et en peu de temps, celle-ci a beaucoup diminué. Maintenant, le consommateur n’a plus l’attente d’un produit très sucré. C’est un bel exemple d’évolution rapide de la perception du goût. » D’où l’importance de travailler sur les attentes des consommateurs : « pour les protéines végétales, l’intérêt n’est pas forcément de copier le goût des protéines animales, ce qui sera toujours imparfait, mais de développer des produits différents qui pourront être appréciés pour eux-même par le consommateur. Quant aux protéines alternatives, algues ou insectes, il y aurait beaucoup à faire pour étudier leurs problématiques de goût, qui peuvent être assez similaires à celles des protéines végétales. C’est un chantier passionnant ! »